C’était en février 2007, à Québec, durant le rassemblement annuel de Rideau. Toi et moi partagions la même table dans un restaurant du Vieux-Québec. Tu m’écoutais parler depuis un moment d’un solo de théâtre que je venais de voir; pourquoi c’était si puissant. Le dernier jour, au Palais des Congrès, dans une salle en train de se vider, tu m’invites à une table. Tu me dis que tu veux remonter sur scène; que tu ne l’as pas fait depuis vingt-cinq ans ans; que malgré ta jambe accidentée, dans ta tête, tu danses toujours avec ton corps intact.  Tu me proposes d’être ton œil extérieur. J’accepte, parce que ça m’intéresse, cette bataille artistique entre le désir et la réalité.

Le soir même, nous sommes dans un mini-bus qui nous ramène à Montréal. C’est la nuit. Tu me racontes monsieur Toupie, ton chat, qui a eu un accident; comme toi, il a des tiges de fer dans une de ses pattes. Il est deux heures et demie du matin quand nous arrivons devant ta maison. Tu insistes pour me montrer ton jardin. Nous passons par la ruelle, c’est l’hiver. Appuyés sur une clôture Frost, sous un éclairage blafard qui balaie un grand espace où je devine des arbres, des sentiers, des bancs en bois, tu me dis que tu as acheté la maison à cause de ce jardin-là.

Quelques mois plus tard; je te rejoins dans un studio. On commence le travail ensemble. Je te regarde créer un solo de bout en bout. D’œil extérieur, je deviens ta dramaturge. Le spectacle s’appellera Confidences d’un corps. Tu m’invites à travailler sur d’autres spectacles par la suite, dont plusieurs pour enfants. Au fil des ans, je découvre ta volonté d’unir la danse à d’autres médium; chanson, contes, musique. Le 4 mars 2020, Le trésor intègre chansons, arts visuels et marionnette. Dans ce spectacle qui rend hommage à l’imaginaire des enfants, d’où son titre, je trouve dès le départ, que la marionnette qui est un chat, te ressemble; il a ton côté comique. Aussitôt sur scène, il nous fait rire, il est très conscient du public, toutes ses prestations sont inédites, imaginatives. Il a aussi ton côté tragique avec toutes ces tiges de fer qu’il doit porter pour se déplacer. 

Durant ces treize années, nous ferons ensemble d’innombrables trajets dans ma petite voiture, pour nous rendre dans des écoles à Pointe-aux-Trembles ou à Montréal Nord. Dans des classes dégagées de ses pupitres, je te verrai intervenir auprès des enfants avec une rare élégance et un même respect, quand tu leur proposeras un point de départ pour improviser. Pour la majorité qui viennent d’arriver au pays et ne parlent pas encore la langue, le mouvement leur permet de « parler du plus profond d’eux-mêmes et d’elles-mêmes ». Je te verrai même créer une courte prestation avec des personnes âgées ayant des difficultés à se déplacer, en les invitant à utiliser des chaises, toujours avec la même élégance et le même respect. Ce sont ces expériences humaines très riches et  ces trajets en voitures qui nous lierons d’amitié.

Le 31 janvier dernier, quand Arnold me téléphone pour m’annoncer ton décès, j’ai toute de suite une image de ton jardin.  Arnold m’invite à passer à la maison si je le souhaite. Je décline l’invitation; je pense que tu es en train de te transformer en jardin. Je ne veux pas te déranger.

Deux jours plus tard, je conviens avec Marie-Ève, une des répétitrices du Trésor, d’aller marcher sur le Mont-Royal. Une tempête de neige fait rage. On échange nos souvenirs de toi dans les tourbillons et les rafales. Parfois, on doit s’interrompre parce que les flocons deviennent des lances. Nous rions à cause de ça; une sorte de bonheur de parler de toi dans la tempête, en se déplaçant avec effort. Quand on arrive tout en haut, au belvédère, les cils collés par la glace, la neige plein nos capuchons, nous sommes comme sur un bateau au milieu d’une brume épaisse, la ville a disparu. En cet endroit où nous ne voyons rien, nous restons un moment sans bouger, en silence, pour te saluer.

Les jours suivants, je me retrouve souvent irritée en marchant dans la ville : pus capable de voir des voitures à l’arrêt avec un moteur qui roule, pus capable de voir des masque jetés par terre qui se retrouveront dans le cou des goélands, pus capables de voir des ormes se faire couper et être remplacés par d’autres ormes. Je peste en marchant. Je suis en train de terminer un roman commencé tout de suite après Le Trésor. Et soudain, je t’entends très distinctement me dire : Reste concentrée, Lise. 

Nous répétons Le Trésor en ce moment pour permettre aux danseurs de conserver la mémoire du spectacle, en attendant que les salles ouvrent à nouveau.  Je suis invitée à venir voir des répétitions. À chaque fois que je m’y rends, pendant que je marche, pendant que je fais le code pour entrer, pendant que je monte les escaliers, pendant que j’ouvre la porte du studio, pendant que je salue chaque membre de l’équipe, pendant que je regarde la danseuse et le danseur enchaîner et que je prends quelques notes, je reste concentrée sur chaque moment; sur cette bataille artistique qui se joue toujours entre le rêve et la réalité.

Qui était PP, me demande-t-on ? Il était le travailleur acharné. Il était la joie incarnée! Il était le rêveur inspiré. 

Lise Vaillancourt
8 mars 2021